NOTES
La lecture antiphrastique du Prince n'est pas neuve: Diderot déjà, dans l'article MACHIAVELISME de l'Encyclopédie, la met en balance avec l'indignation traditionnelle:
« Il y a peu d'ouvrages qui ait fait autant de bruit que le traité du prince: c'est là qu'il enseigne aux souverains à fouler aux piés la religion, les règles de la justice, la sainteté des pactes & tout ce qu'il y a de sacré, lorsque l'intérêt l'exigera. On pourroit intituler le quinzième & le vingt-cinquième chapitres, Des circonstances où il convient au prince d'être un scélérat.
Comment expliquer qu'un des plus ardens défenseurs de la monarchie soit devenu tout-à-coup un infâme apologiste de la tyrannie? le voici. Au reste, je n'expose ici mon sentiment que comme une idée qui n'est pas tout-à-fait destituée de vraissemblance. Lorsque Machiavel écrivit son traité du prince, c'est comme s'il eût dit à ses concitoyens, lisez bien cet ouvrage. Si vous acceptez jamais un maître, il sera tel que je vous le peins: voilà la bête féroce à laquelle vous vous abandonnerez. Ainsi ce fut la faute de ses contemporains, s'ils méconnurent son but: ils prirent une satyre pour un éloge. Bacon le chancelier ne s'y est pas trompé, lui, lorsqu'il a dit: cet homme n'apprend rien aux tyrans, ils ne savent que trop bien ce qu'ils ont à faire, mais il instruit les peuples de ce qu'ils ont à redouter. Est quod gratias agamus Machiavello & hujus modi scriptoribus, qui apertè & indissimulanter proferunt quod homines facere soleant, non quod debeant [C'est pourquoi nous remercions Machiavel et les auteurs de cette sorte qui disent ouvertement et sans dissimuler ce que les hommes font et non ce qu'ils devraient faire]. Quoi qu'il en soit, on ne peut guère douter qu'au moins Machiavel n'ait pressenti que tôt ou tard il s'éleveroit un cri général contre son ouvrage, & que ses adversaires ne réussiroient jamais à démontrer que son prince n'étoit pas une image fidèle de la plûpart de ceux qui ont commandé aux hommes avec le plus d'éclat.
J'ai oui dire qu'un philosophe interrogé par un grand prince sur une réfutation qu'il venoit de publier du machiavelisme, lui avoit répondu: « sire, je pense que la première leçon que Machiavel eût donné à son disciple, c'eût été de réfuter son ouvrage ». Ce philosophe est Voltaire, le grand prince Frédéric II de Prusse, auteur d'un Anti-Machiavel, et Diderot donne à penser que Voltaire partageait, sans trop le dire, son opinion sur le sens véritable du Prince, qui est aussi celle de Rousseau. Sans la partager, P. Bayle la signale: « Quelques uns l'excusent, et se portent pour ses défenseurs, et il y en a même qui le regardent comme un écrivain fort zélé pour le bien public, et qui n'a représenté les artifices de la politique qu'afin d'inspirer l'horreur contre les tyran, et d'exciter tous les peuples au maintien de la liberté. Si l'on peut révoquer en doute que ç'ait été son véritable motif, on doit pour le moins reconnaître qu'il se montra par sa conduite bien animé de l'esprit républicain. »